Nous avons été sollicités par des personnes qui souhaitaient "récupérer" notre histoire singulière pour servir une "noble" cause.
Il s'agissait bien souvent de militants de partis politiques d'extrême gauche. Nous n'avons pas souhaité "vendre" notre malheur au plus offrant. Notre attitude quelque peu méfiante et réservée fut, dans la plupart des cas, respectée dans la dignité.
Il était plus important pour nous de rencontrer personnellement les gens en partie responsables du drame afin de les entendre s'expliquer sur les erreurs qu'ils auraient éventuellement pu commettre ou éviter; au lieu de tenir un discours nourri de haine et de colère en public visant les responsables. Toutes les portes se seraient dès lors fermées devant nous.
Il est vrai que le cas de mon père défunt illustre le malaise qui règne en maître dans le milieu ouvrier terrassé par la peur et muselé par la crainte de l'exclusion.
Lorsque le drame a été divulgué dans les médias, c'est tout un système qui a été remis en cause: le problème de reconnaissance d'un accident de travail, le rôle des assurances, l'influence de la direction sur les médecins de travail, l'inertie des délégués syndicaux piégés entre deux feux, les travailleurs montés les uns contre les autres par la nouvelle organisation du travail où l'on divise pour mieux régner.
La solidarité entre travailleurs en prend un coup !
Le silence est alors leur seul moyen de défense: oublier ou ignorer sa souffrance mais surtout ne pas y penser, ne pas en parler. Les plus faibles deviennent très vite les victimes du système fondé sur la peur.
Les travailleurs ne sont plus licenciés,
ils s'écroulent sur place en réclamant eux-mêmes leur propre démission ou leur retraite anticipée.
Il est bien souvent difficile de s'imaginer dans quelles conditions certaines personnes sont obligées de travailler pour gagner leur vie ou survivre dans des pays industrialisés comme les nôtres.
Les ouvriers de l'usine V... où travaillait mon père, ont un salaire honorable par rapport à la moyenne pratiquée dans le secteur automobile mais l'effort physique et éprouvant psychiquement qu'on leur exige en contre partie est phénoménal.
Ces gens sont bien souvent vidés de l'intérieur lorsqu'ils ont fait leurs 8 heures. Une fatigue qui s'accumule avec le temps et paralyse la pensée. Des travailleurs épuisés n'ont plus la force de lutter. Ils progressent tête baissée sans s'en apercevoir vers le mur pour les briser.
Comment voulez-vous résister dans de telles conditions?
Un délégué syndical que nous avons rencontré, le confirmait dans le documentaire :
"J'ai même vu ces dernières années, des gars des bûcherons comme on les appellent chez nous s'effondrer en larmes sur leur poste de travail parce qu'ils n'arrivaient plus à suivre. Alors, on les bourre de médicaments à l'infirmerie. Et puis, hop, c'est reparti mon coco!".
Cette affirmation et bien d'autres encore, diffusées dans le cadre du documentaire dédié à mon père, ont énormément choqué les téléspectateurs.
La rédaction de l'émission qui a réalisé ce document a été submergée d'appels, de lettres et de mails de soutien et de témoignages tout aussi bouleversants de personnes qui se sont reconnues à travers ce document criant de vérité. C'est à ce moment-là, que nous nous sommes réellement rendus compte de l'importance de notre témoignage.
(...)
Dans l'épreuve, nous avions pressenti que la réponse à la haine par la haine n'était certainement pas la meilleure voie à suivre pour progresser et faire évoluer les choses dans le bon sens. Pour bien faire, il faut adopter une position ferme et claire dans les cas extrêmes tout en préservant une attitude ouverte au dialogue même si
chercher à comprendre quelque chose d'incompréhensible ou d'inconcevable semble parfois absurde.
Il n'est pas toujours aisé de trouver les solutions ni les moyens pour résoudre des cas aussi difficiles.
C'est ce qui effraie les dirigeants et les cadres en entreprises confrontés à un problème où des mesures collectives ne sembleraient pas assez efficaces pour enrayer le mal. Ils craignent un retour en arrière en privilégiant les intérêts de chaque individu. Ce n'est plus concevable dans la politique de management actuelle.
Lorsqu'une décision ou une mesure est prise, elle concerne l'ensemble du groupe sans aucune distinction. Ils ne veulent pas entendre parler de management à la carte où le bien être de chaque individu serait garanti en fonction de ses besoins, de ses compétences et de ses attentes.
La production, la satisfaction du client et les bénéfices sont les seules et uniques préoccupations des dirigeants, ce qu'on ne pourrait pas leur reprocher dans le cas où les conditions de travail seraient acceptables.
Ce n'est malheureusement pas toujours le cas.
Les abus ne sont jamais bénéfiques à long terme. Certains dirigeants l'oublient peut-être en se pliant trop facilement aux exigences des actionnaires en quête de gains toujours plus plantureux. Il ne faut donc pas se tromper d'ennemi en jugeant trop sévèrement les gens à la base qui ne disposent pas du pouvoir de décision.
Car les véritables coupables, ne sont pas toujours les collègues qui subissent bien souvent les mêmes pressions mais des gens hauts placés qu'on ne voit que très rarement et qui agissent en toute impunité.
Dans le cas de mon père, toutes les personnes à l'usine ont une part de responsabilité dans ce qui aurait pu être évité: les collègues de travail, les contre maîtres, les agents de maîtrise, les médecins du travail, les délégués syndicaux, la direction, la compagnie d'assurance de l'usine, la justice
Un petit chef de service qui vous empoisonne la vie au travail n'est pas nécessairement entièrement fautif et responsable de ses actes dans le cas où il est lui-même pris dans l'étau par sa hiérarchie.
Il est donc important de nuancer ses propos afin de ne pas tomber dans le piège du tout est blanc et tout est noir et de la situation où il n'y a que des bons et des méchants qui s'affrontent. Nous vivons malheureusement dans une société beaucoup plus complexe qu'en apparence, ce qui rend la tâche plus ardue pour nous aider à différencier le bon du mal et le vrai du faux.
Mais il faut croire qu'il y a du bon présent dans chaque individu, bon ou mauvais, et qui ne demande qu'à être exploité